En 1959, l’artiste danois Asger Jorn (1914-1973) crée sa série des Modifications, soit vingt peintures modifiées par ses soins. Il s’agit de tableaux figuratifs achetés dans des brocantes, des compositions académiques ou kitsch réalisées par des artistes inconnus, qu’il reprend par des touches, des traces, des signes divers apposés sur la toile, amenant ainsi ces images a priori sans qualités vers d’autres horizons esthétiques. C’est sur un principe identique que sont réalisés en 1962 les cinq tableaux appartenant à la série des Nouvelles défigurations issus de la collection du Musée Jenisch de Vevey. Jorn avait acheté cette fois-ci essentiellement des portraits, avec une préférence pour des images de soldats et des scènes de bataille. Il les transforme à sa façon ajoutant une croix hérétique au-dessus de la tête d’un cardinal et des traces de peinture verticales dans le prolongement du visage (Grand baiser du cardinal d’Amérique), ou bien en exagérant les lèvres et les yeux d’un portrait de femme (Souriez rue froide). Ou encore en transformant, avec des aplats de couleurs, le fond d’une scène qui montre un militaire français enlacer une Alsacienne (L’amour s’avance sur la balance ou La Grande Illusion).
« Soyez modernes, collectionneurs, musées. Si vous avez des peintures anciennes, ne désespérez pas. Gardez vos souvenirs mais détournez-les pour qu’ils correspondent à votre époque. Pourquoi rejeter l’ancien si on peut le moderniser avec quelques traits de pinceau ? », dit Jorn en guise d’explicitation de son entreprise. Ce geste pictural participe d’une pratique largement initiée par le groupe situationniste auquel Jorn appartient jusqu’en avril 1962. Il est la mise en œuvre de la théorie du détournement formalisée notamment dans le no 3 de L’Internationale situationniste, la revue éditée par le groupe. On pouvait y lire que le « détournement, c’est-à-dire le réemploi dans une nouvelle unité d’éléments artistiques préexistants, est une tendance permanente de l’actuelle avant-garde […]. Les deux lois fondamentales du détournement sont la perte d’importance […] de chaque élément autonome détourné ; et, en même temps, l’organisation d’un autre ensemble signifiant, qui confère à chaque élément sa nouvelle portée ». Il en résulte une critique de la notion de propriété individuelle (les images appartiennent à tout le monde et tout le monde peut les détourner), une négation de la différence entre art populaire et art savant (même des images sans qualités peuvent, une fois détournées, accéder à l’univers des beaux-arts), voire une indistinction entre création et destruction.
- Exposition organisée en collaboration avec le Musée Jenisch, Vevey