Le Mamco, de mémoire dernière exposition avant fermeture pour rénovation, était l’occasion de découvrir les œuvres préférées des Genevoises et Genevois, à l’instar de Passport d’Helen Frankenthaler.
Helen Frankenthaler peint Passport au milieu des années 1950, alors qu’elle est une jeune artiste remarquée pour son approche novatrice de la peinture. Elle est l’une des rares femmes de l’abstraction américaine d’après-guerre et a assuré un relais décisif entre l’automatisme aléatoire et l’abstraction radicale («color field»).

Elle est peu représentée dans les collections européennes et Passport témoigne des origines du Musée d’art moderne et contemporain de Genève: inclus dans Peinture américaine en Suisse 1950-1965, quatrième exposition organisée en 1976 par l’AMAM au MAH, ce chef-d’œuvre est offert, la même année, par Kitty Lillaz (1914-2008) à l’Association qui milite pour la création d’un Musée d’art moderne, jusqu’à l’ouverture au public en 1994 du Mamco.
L’artiste expose Passport à l’occasion de sa troisième exposition personnelle (1954) dans sa galerie new-yorkaise. Les titres des œuvres de l’exposition, bien que laconiques – «mur ouvert», «briser», «bleu blanc», «rivière», «la conduite», «la façade», «le désert» (je traduis) – évoquent un espace en action. Helen Frankenthaler, qui n’a eu de cesse de redéfinir le geste pictural, abandonne le pinceau au profit d’un procédé par imprégnation de la toile, dit «stain color». La couleur tombe sur la toile, partiellement imprégnée d’un diluant à la térébenthine, un procédé permettant un jeu de macules tour à tour denses ou diluées. Passport évoque les planches de Rorschach: ce test projectif à partir de taches d’encre inventé en 1921 était encore très en vogue dans les années 1960 aux Etats-Unis. Le tableau s’organise sur un axe vertical: au centre, la tache bleue et profonde dont semblent se déployer dans un mouvement centrifuge de larges aplats jaune et vert. Dans ce contexte, c’est bien l’étymologie du titre qui trouve tout son sens: «passage de porte», un seuil à la manière d’une transition d’un espace à un autre.

Elle travaille la toile le plus souvent sans châssis, directement sur le sol. Dans les photos de Gordon Parks, on peut la voir arpenter la toile et se pencher sur celle-ci pour réaliser ses peintures. Mais Life Magazine choisit un portrait couleur dans lequel elle pose, assise au milieu des toiles assemblées en trois plans. Le titre de l’article se voulait prometteur: «Les femmes artistes en plein essor: un jeune groupe reflète les vertus vivantes de la peinture américaine.» L’auteur, qui avait déjà réalisé un portrait de Pollock, sélectionne cette fois quatre jeunes femmes artistes de moins de 35 ans: Grace Hartigan (1922-2008), Nell Blaine (1922-1996), Joan Mitchell (1925-1992) et Jane Wilson (1924-2015). Cette dernière refusera la publication de son portrait tant son traitement était absurdement genré.
En 1969, le Metropolitan Museum de New York consacre une exposition à la peinture et la sculpture à New York des années 1940 et 1970. Parmi la quarantaine d’artistes, elle est la seule femme incluse avec une dizaine de toiles. En 1981, les historiennes des Maîtresses d’autrefois (Griselda Pollock et Rozsika Parker) concluent, à propos de la réception critique de la peintre, que «le langage des critiques modernes continue de reproduire le stéréotype féminin et […] chasse, une fois encore, les femmes de leur place dans l’histoire de l’art».

Certains commentaires cherchent à reconnaître une indexation du corps humain ou des indices sexuels. A la dimension physique et à l’hypothétique charge libidinale de son œuvre, Helen Frankenthaler préfère une approche abstraite, métaphorique. Elle envisage la peinture à l’aune d’une biogenèse par laquelle cette dernière s’anime et produit son propre espace. Selon Helen Frankenthaler, les «formes colorées, soigneusement placées et de différentes tailles, semblent «se reproduire ou se régénérer» les unes les autres sur la surface de la toile […], elles travaillent dans une relation négative/positive, qui créent de l’espace». A l’instar de Passport, Helen Frankenthaler a porté au seuil des registres une peinture qui nous apparaît encore aujourd’hui en mouvement, dans une transformation permanente.
Pour aller plus loin, vous pouvez consulter le film en 5D réalisé en collaboration avec Artmyn: ici
- Le Musée d’art moderne et contemporain de Genève (MAMCO) va vivre hors de ses murs, le temps, d’ici à 2028, que le bâtiment qui l'accueille soit rénové. En attendant sa mise aux normes énergétiques et l'installation du contrôle climatique, le MAMCO produira, à l’initiative de partenaires, des projets hors-site dans des lieux inédits. «Le Temps» est l'un des ces lieux